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Il est bien naturel que sous nos propres yeux elle s’efface déjà dans les brumes du passé, cette guerre aussi lointaine que notre jeunesse — et pourtant, comme notre jeunesse, on dirait que c’était hier. Ou alors je suis une pendule arrêtée ; toute pendule, peut-être, quand elle a marqué l’heure de gloire, de l’incertaine gloire, s’arrête-t-elle pour toujours. J’avoue, et j’en ai honte, que jamais je ne me suis guéri de ma jeunesse ni de ma guerre. Je les porte, je les porterai toujours dans le sang comme une infection ! Je regrette l’une et l’autre avec une passion aussi coupable qu’invincible… cette odeur de jeunesse et de guerre, de forêts qui brûlent et d’herbe trempée de pluie, cette vie errante, ces nuits sous les étoiles, quand nous nous endormions dans une paix si étrange ; tout est insouciance dans l’incertain, incertain gloire du cœur et de la guerre quand on a vingt ans et que la guerre et le cœur sont neufs et pleins d’espoir ! La guerre est stupide, et c’est peut-être pour ça qu’elle est si profondément enracinée dans le cœur de l’homme : l’enfant joue déjà à la guerre, même si personne ne le lui a appris. La guerre est stupide, soif d’une gloire qui ne peut être étanchée ; mais l’amour, peut-il être ? La gloire et l’amour en ce monde ? Car toute jeunesse n’est que l’incertaine gloire d’un matin d’avril, le ténébreux orage traversé d’éclairs de gloire, mais de quelle gloire ? Quelle gloire, mon Dieu ? Il y a le réveil, et les réveils sont tristes après les nuits de fièvre et de délire. Le pire, peut-être, avec la guerre, c’est qu’après vient la paix… On se réveille de sa jeunesse et l’on a l’impression d’avoir eu la fièvre, d’avoir déliré ; pourtant, on s’accroche au souvenir de ce délire et de cette fièvre, de ce ténébreux orage, comme si rien à part lui ne valait la peine en ce monde. Je ne suis qu’un survivant, un fantôme, je ne vis que de souvenirs. (428-429)
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Peut-être dirai-je un jour comment Picó nous a menés, les six hommes qui le suivions, à travers le pays occupé, jusqu’à rejoindre les forces catalanes ; nous les rejoignîmes à temps pour les derniers combats. Arrivés au col d’Ares, où en ce mois de février il n’y avait pas trace de neige, arrivés sur la crête entre Molló et Prats-de-Molló, entre les deux Catalognes, entre la France et l’Espagne, Picó s’assit sur la borne de pierre qui signale la frontière et, se tournant vers le sud, les larmes aux yeux, il murmura : « C’est la fin de la culture. » Un jour je dirai tout cela, et de quelle manière arrivaient sur la crête les débris de tant de brigades pulvérisées, toutes mélangées, brigades régulières et colonnes de volontaires, nationalistes et communistes, anarchistes et démocrates-chrétiens, républicains et socialistes, syndicalistes et fédéraux, quel indescriptible capharnaüm de brigades et de divisions entières en désordre, mules et camions, canons et mitrailleuses qu’il fallait abandonner et qui s’amoncelaient dans les ravins ; et tout à coup, s’élevant par-dessus l’immense bric-à-brac, ce puissant Virolai que nous avons entonné tous ensemble, en regardant fumer au loin tant de villes et de bourgs et de villages dans la brume des plaines, ce Virolai, dans les clartés agonisantes du couchant en février, avant de poursuivre notre marche, cette fois en descente vers le nord, vers l’exil. (449)