Lorsque j’étais encore à Bruxelles, en 1740, le gros roi de Prusse
Frédéric-Guillaume, le moins endurant de tous les rois, sans contredit le plus
économe et le plus riche en argent comptant, mourut à Berlin.
Son fils, qui
s’est fait une réputation si singulière, entretenait un commerce assez régulier
avec moi depuis plus de quatre années. Il n’y a jamais eu peut-être au monde de
père et de fils qui se ressemblassent moins que ces deux monarques.
Le père
était un véritable Vandale, qui dans tout son règne n’avait songé qu’à amasser
de l’argent et à entretenir à moins de frais qu’il se pouvait les plus belles
troupes de l’Europe. [...] Il faut avouer que la Turquie est une république en
comparaison du despotisme exercé par Frédéric-Guillaume. [...].
Le monarque
sortait à pied de ce palais, vêtu d’un méchant habit de drap bleu à boutons de
cuivre, qui lui venait à la moitié des cuisses; et quand il achetait un habit
neuf, il faisait servir ses vieux boutons. C’est dans cet équipage que Sa
Majesté, armée d’une grosse canne de sergent, faisait tous les jours la revue de
son régiment de géants. Ce régiment était son goût favori et sa plus grande
dépense. Le premier rang de sa compagnie était composé d’hommes dont le plus
petit avait sept pieds de haut: il les faisait acheter aux bouts de l’Europe et
de l’Asie. J’en vis encore quelques-uns après sa mort. Le roi, son fils, qui
aimait les beaux hommes, et non les grands hommes, avait mis ceux-ci chez la
reine sa femme en qualité d’heiduques. [...]
Quand Frédéric-Guillaume avait
fait sa revue il allait se promener par la ville: tout le monde s’enfuyait au
plus vite; s’il rencontrait une femme il lui demandait pourquoi elle perdait son
temps dans la rue: « Va-t-en chez toi gueuse; une honnête femme doit être dans
son ménage Et il accompagnait cette remontrance ou d’un bon soufflet, ou d’un
coup de pied dans le ventre, ou de quelques coups de canne. C’est ainsi qu’il
traitait aussi les ministres du saint Évangile, quand il leur prenait envie
d’aller voir la parade.
On peut juger si ce Vandale était étonné et fâché
d’avoir un fils plein d’esprit, de grâces, de politesse, et d’envie de plaire,
qui cherchait à s’instruire, et qui faisait de la musique et des vers. Voyait-il
un livre dans les mains du prince héréditaire, il le jetait au feu; le prince
jouait-il de la flûte, le père cassait la flûte, et quelquefois traitait Son
Altesse Royale comme il traitait les dames et les prédicants à la parade.
Le
prince, lassé de toutes les attentions que son père avait pour lui, résolut un
beau matin, en 1730, de s’enfuir, sans bien savoir encore s’il irait en
Angleterre ou en France. L’économie paternelle ne le mettait pas à portée de
voyager comme le fils d’un fermier général ou d’un marchand anglais. Il emprunta
quelques centaines de ducats.
Deux jeunes gens fort aimables, Kat et Keith,
devaient l’accompagner. Kat était le fils unique d’un brave officier général.
[...] Le jour et l’heure étaient déterminés; le père fut informé de tout: on
arrêta en même temps le prince et ses deux compagnons de voyage; Le roi crut
d’abord que la princesse Guillelmine, sa fille, qui depuis a épousé le prince
margrave de Bareith, était du complot: et, comme il était très expéditif en fait
de justice, il la jeta à coups de pied par une fenêtre qui s’ouvrait jusqu’au
plancher. La reine mère, qui se trouva à cette expédition dans le temps que
Guillelmine allait faire le saut, la retint à peine par ses jupes. Il en resta à
la princesse une contusion au dessous du téton gauche, qu’elle a conservée toute
sa vie comme une marque des sentiments paternels, et qu’elle m’a fait l’honneur
de me montrer.
Le prince avait une espèce de maîtresse, fille d’un maître
d’école de la ville de Brandebourg, établie à Potsdam. Elle jouait du clavecin
assez mal, le prince royal l’accompagnait de la flûte. Il crut être amoureux
d’elle, mais il se trompait; sa vocation n’était pas pour le sexe. Cependant,
comme il avait fait semblant de l’aimer, le père fit faire à cette demoiselle le
tour de la place de Potsdam, conduite par le bourreau, qui la fouettait sons les
yeux de son fils.
Après l’avoir régalé de ce spectacle, il le fit transférer
à la citadelle de Custrin, située au milieu d’un marais. C’est là qu’il fut
enfermé six mois, sans domestiques, dans une espèce de cachot; et, au bout de
six mois, on lui donna un soldat pour le servir. Ce soldat, jeune, beau, bien
fait, et qui jouait de la flûte, servit en plus d’une manière à amuser le
prisonnier. Tant de belles qualités ont fait depuis sa fortune. Je l’ai vu à la
fois valet de chambre et premier ministre, avec toute l’insolence que ces deux
postes peuvent inspirer.
Le prince était depuis quelques semaines dans son
château de Custrin, lorsqu’un vieil officier, suivi de quatre grenadiers, entra
dans sa chambre, fondant en larmes. Frédéric ne douta pas qu’on ne vint lui
couper le cou. Mais l’officier, toujours pleurant, le fit prendre par les quatre
grenadiers qui le placèrent à la fenêtre, et qui lui tinrent la tête, tandis
qu’on coupait celle de son ami Kat sur un échafaud dressé immédiatement sous la
croisée. Il tendit la main à Kat, et s’évanouit. Le père était présent à ce
spectacle, comme il l’avait été à celui de la fille fouettée.
Quant à Keith,
l’autre confident, il s’enfuit en Hollande. Le roi dépêcha des soldats pour le
prendre: il ne fut manqué que d’une minute, et s’embarqua pour le Portugal, où
il demeura jusqu’à la mort du clément Frédéric-Guillaume.
Le roi n’en voulait
pas demeurer là. Son dessein était de faire couper la tête à son fils. Il
considérait qu’il avait trois autres garçons dont aucun ne faisait des vers, et
que c’était assez pour la grandeur de la Prusse. Les mesures étaient déjà prises
pour faire condamner le prince royal comme l’avait été le czarovitz, fils aîné
du czar Pierre Ier.
Il ne paraît pas bien décidé par les lois divines et
humaines qu’un jeune homme doive avoir le cou coupé pour avoir voulu voyager.
Mais le roi aurait trouvé à Berlin des juges aussi habiles que ceux de Russie.
En tout cas, son autorité paternelle aurait suffi. L’empereur Charles VI, qui
prétendait que le prince royal, comme prince de l’Empire, ne pouvait être jugé à
mort que dans une diète, envoya le comte de Seckendorff au père pour lui faire
les plus sérieuses remontrances. Le comte de Seckendorff, que j’ai vu depuis en
Saxe, où il s est retiré, m’a juré qu’il avait eu beaucoup de peine à obtenir
qu’on ne tranchât pas la tête au prince. C’est ce même Seckendorff qui a
commandé les armées de Bavière, et dont le prince, devenu roi de Prusse, fait un
portrait affreux dans l’histoire de son père, qu’il a insérée dans une trentaine
d’exemplaires des Mémoires de Brandebourg. Après cela, servez les princes, et
empêchez qu’on ne leur coupe la tête.
[...]
La perte d’une bataille semblait devoir écraser ce monarque; pressé
de tous côtés par les Russes, par les Autrichiens, et par la France, lui-même se
crut perdu. Le maréchal de Richelieu venait de conclure près de Stade un traité
avec les Hanovriens et les Hessois, qui ressemblait à celui des
Fourches-caudines. Leur armée ne devait plus servir; le maréchal était près
d’entrer dans la Saxe avec soixante mille hommes; le prince de Soubise allait y
entrer d’un autre côté avec plus de trente mille, et était secondé de l’armée
des Cercles de l’empire; de là on marchait à Berlin. Les Autrichiens avaient
gagné un second combat, et étaient déjà dans Breslau; un de leurs généraux même
avait fait une course jusqu’à Berlin, et l’avait mis à contribution: le trésor
du roi de Prusse était presque épuisé, et bientôt il ne devait plus lui rester
un village; on allait le mettre au ban de l’empire; son procès était commencé;
il était déclaré rebelle; et, s’il était pris, l’apparence était qu’il aurait
été condamné à perdre la tête.
Dans ces extrémités, il lui passa dans
l’esprit de vouloir se tuer. Il écrivit à sa soeur, Mme la margrave de Bareith,
qu’il allait terminer sa vie; il ne voulut point finir la pièce sans quelques
vers; la passion de la poésie était encore plus forte en lui que la haine de la
vie. Il écrivit donc au marquis d’Argens une longue épître en vers, dans
laquelle il lui faisait part de sa résolution et lui disait adieu. Quelque
singulière que soit cette épître par le sujet et par celui qui l’a écrite, et
par le personnage à qui elle est adressée, il n’y a pas moyen de la transcrire
ici tout entière, tant il y a de répétitions; mais on y trouve quelques morceaux
assez bien tournés pour un roi du Nord; en voici plusieurs passages:
Ami, le sort en est jeté,
Las de plier dans l’infortune,
Sous le joug
de l’adversité,
J’accourcis le temps arrêté
Que la nature notre mère
A mes jours remplis de misère
A daigné prodiguer par libéralité.
D’un coeur assuré, d’un oeil ferme,
Je m’approche de l’heureux terme
Qui va me garantir contre les coups du sort [...].
Ainsi, pour terminer
mes peines,
Comme ces malheureux au fond de leurs cachots,
Las d’un
destin cruel, et trompant leurs bourreaux,
D’un noble effort brisent leurs
chaînes;
Sans m’embarrasser des moyens,
Je romps les funestes liens
Dont la subtile et fine trame
A ce corps rongé de chagrins
Trop
longtemps attacha mon âme.
Tu vois, dans ce cruel tableau,
De mon trépas
la juste cause.
Au moins ne pense pas du néant du caveau
Que j’aspire à
l’apothéose...
Mais lorsque le printemps, paraissant de nouveau,
De son
sein abondant t’offre des fleurs écloses,
Chaque fois d’un bouquet de myrtes
et de roses
Souviens-toi d’orner mon tombeau.
Il m’envoya cette épître écrite de sa main. Il y a plusieurs hémistiches
pillés de l’abbé de Chaulieu et de moi. Les idées sont incohérentes, les vers en
général mal faits, mais il y en a de bons; et c’est beaucoup pour un roi de
faire une épître de deux cents mauvais vers dans l’état où il était. Il voulait
qu’on dît qu’il avait conservé toute la présence et toute la liberté de son
esprit dans un moment où les hommes n’en ont guère.
[...] Frédéric, au bout
d’un mois, remporte à pareil jour une victoire plus signalée et plus disputée
sur l’armée d’Autriche, auprès de Breslau: il reprend Breslau, il y fait quinze
mille prisonniers; le reste de la Silésie rentre sous ses lois: Gustave-Adolphe
n’avait pas fait de si grandes choses. Il fallut bien alors lui pardonner ses
vers, ses plaisanteries, ses petites malices, et même ses péchés contre le sexe
féminin. Tous les défauts de l’homme disparurent devant la gloire du héros.