Baltasar Porcel
Galop vers les ténèbres
“Etait-ce une conjuration du mois d’octobre, avec ses feuillages
mous et rouillés sur lesquels se dresse, livide, Notre-Dame, dont
chaque pierre taillée a cette précision brodée, hermétique quand elle
se profile, aiguë, sur un ciel désolé et brumeux ? Je ne sais…
Je me lève toujours tard, vers midi. Le chauffage crée dans
l’appartement une atmosphère épaisse, maladive, qui m’abrutit. Je me
prépare un jus d’orange et du café. J’ouvre la fenêtre et je bois
lentement, j’allume une cigarette et toujours je me demande comment je
pourrais décrire les gargouilles de la cathédrale que je vois devant
moi, au-delà du fleuve. C’est une sorte d’obsession, peut-être en
relation avec le rêve dont je sors à peine. Je rêve chaque nuit, je
suis la proie de cette gluante existence souterraine qui s’empare de
moi, don je ne sais rien, que je porte en moi, que je suis obligé de
vivre et qui abrite toujours de confuses menaces…
Je pense que les gargouilles proviennent d’un mode semblable : ces
corps d’animaux ont la sveltesse de l’oiseau, et sont pervertis par la
bestialité d’une grimace sardonique…La Seine coule, lourde, stupide,
douce.
Je fréquente assidûment la librarie : Shakespeare and Company. Elle est
à côté de mon appartement, sur la petite place de la Bûcherie. Des
bouquins, des posters, des objets insolites, une balalaïka ou des
cartes postales froissées des années vingt – par exemple – s’entassent
et envahissent cette librairie décrépite, suintante d’humidité, où
somnole, souriant, l’homme à la barbe de bouc, affalé derrière son
petit comptoir. Ce qui me touche, en quelque sorte, c’est ce qui peut
demeurer ici des ombres de Joyce, de Gertrude Stein, d’Hemingway, de
l’époque où Sylvia Beach tenait cette boutique rue de l’Odéon. Comme
s’il restait des traces de l’air de jadis dans cette incurie déglinguée
qui flotte sur l’entassement des rayonnages. Dans ses recoins, saturés
de livres presque tous déjà usagés, je trouve comme un écho placide et
caressant. ”
Traducido por Mathilde Bensoussan
Baltasar Porcel, Galop vers les ténèbres. PORCEL, Baltasar. Galop vers les ténèbres. Traduction de Mathilde Bensoussan. Arles: Actes Sud, 1990