La sauvageonne

Isabel-Clara Simó
Isabel-Clara Simó

Dolores, assise elle aussi, écoutait le silence de la femme qui lui tournait le dos, en face du four. Mais ses épaules étaient tombantes, lourdes, comme les ailes d’un oiseau pelotonné sous le froid. Il faisait de plus en plus sombre et l’heure fixée pour le goûter était passée. Dolores faisait maintenant très attention à ses mains ; elle ne s’était rongé qu’un seul ongle et s’appliquait de la crème tous les soirs pour les avoir fines et douces. Une de ses mains caressa l’autre.

- Je ne voulais pas pleurer, car si je commençais je ne pouvais plus m’arrêter. Et j’ai déchiré toutes les photos de lui sans les regarder. Pour pouvoir supporter cela. Mais on ne peut pas le supporter. Ni comme ça, ni autrement.

Il y avait une odeur de larmes et de four allumé, une odeur de panellets. Les deux femmes, assises, attendaient la sonnerie du four. Monsieur et son ami bavardant dans le bureau. Ils devaient parler d’argent. Ou de femmes. Ou de toute sorte de bêtises. Personne ne peut les comprendre, ces deux-là.

Quand le timbre sonna, Victòria éteignit le four et en sortit une platée de panellets fumants. Ils étaient un peu écrasés, mais c’était parce qu’à la maison on n’y mettait pas de pommes de terre, on les préparait comme il faut, sans trucage. D’ailleurs ils étaient si beaux qu’ils semblaient sortir de chez le confiseur. Dolores commença à avoir des nausées, et à dire qu’elle ne pourrait rien manger de toutes ces choses faites pour honorer l’invité.

Il lui était interdit de mettre la table et de faire aucun travail ménager. Elle s’engouffrait quand même dans la cuisine, et aidait Victòria en cachette ; monsieur n’y entrait jamais. Mais à présent, dans cette cuisine qui sentait le four et les larmes, il n’y avait plus rien à préparer. Le moment était venu. Dolores se rendit donc dans le bureau, décidée à prendre part à la conversation des deux hommes, tandis que Victòria mettait la table.

Simó, Isabel-Clara. La sauvageonne. Paris: Calmann-Lévy, 1997, pàg. 46

Traduït per Mathilde Bensoussan

Mathilde Bensoussan