L’ombra de l’eunuc

Jaume Cabré
Jaume Cabré
Les policiers, moustache et yeux de furet, qui surveillaient les gens qui descendaient du train à Puigcerdà, ne perçurent pas les battements exagérés du cœur de Rossell lorsque, passant à côté d’elle, il voulut donner l’impression qu’il accompagnait la femme au sourire et son enfant, sa fille, dans les langes. Et lorsque cet inspecteur, cheveux blancs et lunettes noires, encore à une vingtaine de mètres, esquissa un geste de méfiance vis-à-vis de Rossell et que, celui-ci se vit avec deux balles dans la tête, au ras des quais, un millième de seconde avant qu’il ne se lance sous le train pour tenter de s’échapper entre les voies, comme les rats, il vit la femme, sans abandonner son sourire, lui confier le bébé en lui disant, tiens, papa, porte Anna un moment, elle me pèse, et elle le prit par le bras sans s’arrêter de marcher face à l’inspecteur méfiant et à présent un peu désorienté… Et ils passèrent devant lui alors qu’elle disait, avec une voix cristalline à se rappeler toute la vie (dommage qu’il en restât si peu !) aujourd’hui nous aurons du poisson dîner, Tonet nous a apporté du maquereau.
« Oui, je l’aime beaucoup, le maquereau. »
L’inspecteur était maintenant derrière, transperçant la nuque de Rossell, mais il fut aussitôt distrait par son collègue qui, d’un coup de coude, lui signalait un autre homme solitaire qui traînait son découragement sur le quai, préoccupé sûrement de savoir comment il s’y prendrait pour arriver au milieu du mois.
Ils sortirent de la gare de France en silence, et une fois dans la rue, pris dans le vacarme des taxis et des tramways, enfin la femme, discrètement, se retourna et regarda par dessus l’épaule de Rossell.
« Vous voudrez bien me rendre le bébé ? »
Rossell le lui rendit et, il ne savait comment, il versa deux grosses larmes parce qu’il venait de se rendre compte qu’il n’était pas seul et que tant de pleurs valaient la peine.
« Merci beaucoup, madame. Je ne l’oublierai jamais. »
— Moi non plus. J’ai vraiment eu très peur.
— Voulez-vous que je vous accompagne quelque part ?
— Je suppose qu’il vaut mieux que vous vous éloigniez d’ici, monsieur. (Cette dame avait de très belles lèvres.) D’ailleurs, j’habite juste devant. »
Rossell se permit de caresser les joues du bébé : « Adieu, ma fille, Anna », s’entendit-il lui dire. Et avec les larmes qui troublaient la vision qu’il avait de cette femme il ajouta, comme preuve d’amour : « Cela faisait cinq ans que je n’avais pas de famille ». il disparut hâtivement pour ne pas voir le visage de la femme et il monta dans le tramway qui juste à ce moment, démarrait, geignard et flemmard, en direction du centre.

Jaume CABRÉ, L’ombre de l’eunuque, Paris: Christian Bourgeois, 2006, 227-228. Traduit par Bernard Lesfargues.

Traduït per Bernard Lesfargues

Bernard Lesfargues
Bernard Lesfargues