Frémissante mémoire

Jesús Moncada
Jesús Moncada

Elle se souvient de la surprise provoquée par l'arrivée des comédiens hier soir à l'auberge, quand tout le monde pensait qu’ils étaient encore en pleine représentation au café de la place. Tête basse et précédée par l'actrice principale, au maquillage dévasté par les pleurs, la troupe s'était dispersée dans les chambres. Alors qu'elles étaient sous le coup de la surprise et faisaient toutes les suppositions, un marchand de vin de Gandesa, triste et inquiet lui aussi, déçu également par l'interruption du spectacle, les avait mises, Mme Carolina et elle, au courant de l'affaire.

La représentation s'est jusqu'alors fort bien déroulée, et puis soudain, dans la deuxième scène du troisième acte, l'enthousiasme des spectateurs les plus proches de la porte du café diminue. Un bruit inquiétant se propage ensuite dans la salle. Une rangée après l'autre, les gens se lèvent et partent. Et lorsqu'arrive le moment culminant de la pièce, les acteurs, consternés et stupéfaits, se retrouvent dans une salle vide. Quand le marchand de vin révéla la véritable raison de ce bide dont, selon lui, les comédiens n'étaient pas responsables, "Ils jouaient fort bien, les malheureux!", elle faillit laisser tomber son fer à repasser. L'homme de Gandesa ne comprit pas pourquoi l'aubergiste insistait tellement pour changer de sujet de conversation. Le client de l'auberge s'étonnait de ce manque d'intérêt devant l'explication de la déroute du spectacle.

Depuis que l'aubergiste l'a envoyée discrètement se coucher, "Va au lit, Amàlia, je finirai de repasser les draps", elle ne s'est presque pas reposée, hormis de brefs instants d'assoupissement et de cauchemars. Au château on sonne déjà la diane. Il lui faut se lever.

Elle commence à se d´couvrir, hésite: elle doit lutter contre la fatigue, contre la peur surtout.

Moncada, Jesús. Frémissante mémoire. Gallimard, 2001

Traduït per Mathilde Bensoussan

Mathilde Bensoussan